La nécessité d’extension à l’infini de l’Empire américain le conduira à la guerre : il lui faudra seulement choisir – si elle le peut, sa situation intérieure en décidera – entre une guerre civile et une guerre extérieure.  Pour le faire comprendre, commençons par une comparaison historique, avec toute la prudence qu’impose ce genre d’exercice.

L’Empire romain a conquis le bassin méditerranéen, puis s’est lancé à la conquête de nouveaux territoires, au nord de cet espace, et à l’est vers la Mésopotamie. Mais il a essuyé des revers décisifs en Germanie – le principal étant Teutobourg en l’an 9 – et n’a jamais réussi à vaincre l’empire perse sassanide, avec lequel il s’est trouvé en guerre perpétuelle. Ainsi, ne pouvant plus se nourrir de ses conquêtes, il a dû se puiser dans ses seules ressources. Il en est résulté une fiscalité de plus en plus écrasante, exigeant une emprise étatique plus de plus en plus sensible sur la population, passant du régime du principat à celui du dominat. Il en est résulté une lassitude des peuples qui ont accueilli sans déplaisir les envahisseurs, d’abord en Occident qui est tombé officiellement en 476 ; puis, après la tentative infructueuse, par l’unique empereur restant – celui d’Orient – Justinien, et son chef de guerre Bélisaire, de réunifier au VIe siècle les deux parties, les peuples soumis à Constantinople, à leur tour, accueilleront sans déplaisir les envahisseurs, cette fois-ci arabes.

S’il est vrai que tous les empires sont destinés à s’effondrer un jour ou l’autre, le scénario de leur chute n’est pas toujours le même : celui-là est celui de Rome, et si nous l’avons choisi pour exemple, c’est qu’il pourrait ressembler à ce qui attend l’Empire américain. 

Les conquêtes de Rome lui assuraient un niveau de vie que n’eût pas permis son territoire propre. Sans nul doute, la prospérité de l’Amérique n’a pas d’équivalent dans l’histoire du monde, mais en dépit de cela, nous savons qu’aujourd’hui, son niveau de vie dépend largement de son endettement, une dette également unique dans l’histoire : 1/3 du PIB mondial. Ce qui permet à cette dette de ne pas entrainer le pays au fond de l’abîme, ce n’est pas seulement sa formidable capacité économique, susceptible d’inspirer la confiance malgré tout, mais aussi le statut inouï du dollar. Là encore, le fait est nouveau : ce n’est pas la première fois qu’une monnaie est mondiale, mais celle-là est une monnaie presque sui generis, puisqu’elle n’est pas convertible en or, sa solidité repose sur la confiance qu’inspire la puissance économique du pays émetteur. Cette position lui permet d’acheter bien plus que ce que ses moyens devraient lui permettre, de dépenser beaucoup plus que ce qu’elle produit. Mais à condition, bien sûr, de pouvoir imposer constamment le dollar au reste du monde comme monnaie d’échange et devise de réserve, au besoin par la force militaire, comme en Irak en 2003.

Ce système ne peut tenir que tant que la puissance impériale ne rencontre pas de résistance majeure. La question ne sera pas posée ici de savoir si c’est un effet de son hubris, ou bien si c’est par un enchaînement mécanique que l’Amérique a cru pouvoir se servir impunément de son dollar comme d’une arme monétaire contre une puissance qu’il serait trop coûteux d’affronter militairement : le blocage des comptes de ses rivaux étrangers, libellés dans sa devise, a procédé de cette logique. De quoi faire fuir des Etats investisseurs qui, pour différentes raisons touchant à leur volonté d’indépendance nationale, ont peur de se faire saisir leurs comptes, surtout quand une autre solution de placement devient possible ailleurs dans le monde, dans des zones économiques et monétaires en pleine ascension. Si ces investisseurs s’écartent prudemment – on voit même l’Arabie négocier une partie de son pétrole autrement qu’en dollars ! – la monnaie américaine s’affaiblit, et avec elle un pan de sa suprématie.

L’expérience historique montre qu’une monnaie mondiale survit toujours quelques temps à la chute de l’empire auquel elle appartenait. Ce fut vrai pour le besant de Constantinople, comme pour la livre britannique, ce devrait être la même chose pour le dollar américain. Cependant, le cas que nous étudions ici est un peu différent, parce que l’agressivité américaine accélère la dé-dollarisation.

Puisque la dette n’est pas remboursable, seule une guerre victorieuse,
suivie de conditions drastiques imposées aux vaincus, pourrait l’effacer

Voyons-en les conséquences possibles, autant sur la politique intérieure que sur la politique extérieure, car en cette occurrence, les deux sont impossibles à démêler : en effet, un dollar affaibli nuirait autant à la population américaine qu’à la prépondérance de l’Amérique. Rappelons que, pour qu’une monnaie soit mondiale, il faut que son pays émetteur demeure toujours en déficit commercial avec le reste du monde, sans quoi sa monnaie viendrait à manquer à l’extérieur : c’est le Dilemme de Triffin. Aujourd’hui, si le dollar recule, le déficit se comblera-t-il ? Non, car la dette est trop importante (rappelons-le, 1/3 du PIB mondial), et de plus, elle sera de moins en moins portée par le reste du monde, puisque le monde va être moins consommateur de dollars : deux raisons, donc – la première étant peut-être la plus importante – pour que le pays ne puisse jamais la rembourser. 

La tentation américaine sera grande, alors, d’imposer plus brutalement encore sa vampirisation des économies mondiales par le dollar : puisque la dette n’est pas remboursable, seule une guerre victorieuse, suivie de conditions drastiques imposées aux vaincus, pourrait l’effacer. Mais la Chine se renforce de toutes les manières possibles, et la puissance militaire russe est redoutable. Le Piège de Thucydide pourrait fonctionner, qui consiste en ce que le pays prépondérant, craignant pour sa domination, attaque préventivement ses rivaux pour éviter de se voir dépasser. A vrai dire, de ce point de vue, la question se pose de savoir qui est l’ennemi véritable de l’Amérique : dans les années 80, le Japon se trouvait lui aussi dans une position concurrentielle inquiétante, mais l’Empire américain a trouvé les moyens de l’affaiblir, notamment en l’obligeant à réévaluer le yen. Tandis que la Russie a des ressources fondamentales, et durables : c’est pourquoi l’Amérique, qui déjà s’est emparée de 30 à 40% de l’exploitation des terres ukrainiennes, rêverait de la découper en Etats fantoches dont elle s’assurerait l’exploitation. 

L’autre terme de l’alternative – mais, nous l’avons dit, en réalité les deux termes se touchent – serait pour le gouvernement (« l’administration ») de pratiquer sur la population intérieure une fiscalité écrasante, ce qui irait contre toute la tradition américaine, essentiellement confédérale, où l’on se méfie de l’Etat central. Ou bien alors de laisser filer une inflation galopante qui réduirait la dette, mais ruinerait les rentiers. Certes, cette inflation équilibrerait un peu l’inégalité abyssale dans ce pays, mais le gouvernement s’aliénerait la classe dominante (les riches, les banques, les médias…) majoritairement démocrate, et aussi le complexe militaro-industriel que l’arrêt des guerres ruinerait tout aussi sûrement. Une politique intérieure qui irait dans ce sens aggraverait donc les tensions internes, déjà chauffées à blanc par les querelles idéologiques actuelles séparant la population en deux parties égales, mais en y ajoutant des tensions externes extrêmes, le déclin du pays entraînant celui de bien d’autres pays dont les intérêts sont liés aux siens. Au centre de ces tensions, la tentation viendrait de se jeter dans l’aventure d’une guerre extérieure susceptible de mobiliser le patriotisme général, au-delà des partis. Une Troisième guerre mondiale ?

En tout état de cause, l’Amérique est certainement, aujourd’hui, compte tenu de son importance, le pays le plus dangereux du monde.