Normalien, agrégé et docteur en histoire, Pierre Vermeren, spécialiste des sociétés berbères et arabes contemporaines, estime que l’islam politique continue de progresser. Il a répondu à nos confrères du Figaro. Extraits :

En Europe, pas un mois ne passe sans un attentat ou un assassinat attribué à une personne plus ou moins liée à la mouvance de l’islam radical.

Qu’en est-il sur le territoire de la France ? (…) j’avais écrit après les grands attentats de 2015 qu’au regard de leurs objectifs communautaristes, les attentats étaient un succès pour les salafistes : si le pays a tenu, ils ont néanmoins renforcé le communautarisme islamique des jeunes musulmans – ainsi qu’en attestent de nombreuses études -, rendu visible par le voilement des jeunes musulmanes. Chez elles, le voile, qui se limitait, il y a dix ans, à quelques villes du nord et de l’est du pays, est devenu la norme dans de nombreux quartiers (cités d’Île-de-France) ou villes (comme à Lille), et s’est même implanté à Bordeaux et en Bretagne.

Cet islamisme en action est piloté de concert et en rivalité par les salafistes et par les Frères musulmans, auprès desquels rivalisent leurs soutiens et bailleurs étrangers (États du Maghreb et du Golfe). Par ailleurs, la Commission européenne et les autorités américaines, aussi surprenant que cela paraisse, le considèrent avec bienveillance : la promotion du hidjab est à Bruxelles et à Strasbourg l’objet d’une intense communication. Or, dans une Europe ouverte où circulent les valises de billets des milliards d’euros du cannabis – le continuum entre réseaux mafieux et djihadisme armé ayant été démontré lors des attentats de Paris et Bruxelles -, l’islamisme est entré depuis 2015 dans une phase hyperactive. Encore faut-il accorder une intelligence collective et une détermination à ses concepteurs, à ses agents et à ses militants.

L’objectif le plus visible est que l’on parle chaque jour, dans chaque média français, de l’islam, de l’islamisme et des musulmans, que ce soit en bien ou en mal ; cela n’a aucune importance au regard des principes de base du marketing. L’espace public est saturé par la querelle à rebond sur le burkini, le voile à l’école (avec épreuves de force et invectives de fonctionnaires à la clef), la conversion de Diam’s, le feuilletonnage de l’affaire Abdeslam, la diffusion mystérieuse, générale et simultanée, ce printemps, du jelbab – alias la djellaba – dans les lycées de France, la fréquentation de piscines publiques par des groupes d’une dizaine de femmes en burkini, le déploiement de groupes d’une quinzaine de jeunes filles en jelbab immaculé – sous bonne garde – dans Paris pour distribuer de la nourriture aux SDF, la circulation quotidienne de femmes voilées autour des grandes universités parisiennes – au demeurant tout à fait légale, mais d’autant plus surprenante que nombre d’entre elles semblent étrangères à ces institutions. Autant de signaux dits faibles.

À cela, il faut ajouter des choses indicibles dans notre société médiatique pleine de scrupules et bien élevée. Ainsi a-t-on « pudiquement » tu, cette année, trois assassinats terribles qui ont endeuillé deux familles juives et une famille de médecin militaire (à Sarcelles, Lyon et Marseille), commis au nom de l’islam dans au moins deux cas, mais que l’on a préféré psychiatriser et occulter. (…) Désormais, rares sont ceux qui s’étonnent de la quasi-disparition des croix et plaques chrétiennes dans tant de cimetières de banlieues – brisées puis jetées -(…).

Nombre de faits identifiés doivent être relevés et interrogés. Ainsi en est-il de la disparition des charcuteries et boucheries non-halal dans nombre de villes de banlieues ou de petites villes possédant une « cité » : à force de crachats ou de gestes malveillants, l’artisan quitte en silence le terrain et va s’installer dans un quartier bourgeois ou une petite ville où son activité recherchée fait à nouveau florès. L’exemple est reproductible à bien des professions, y compris de médecin. Et qui envoie et filme des militantes voilées dans des restaurants pour y provoquer un scandale en cas de problème ? L’application du droit d’aller et venir est une chose. L’instrumentalisation de femmes pieuses et pudiques mises en scène en est une autre. (…)

Évoquons enfin l’attitude repérée dans tant d’établissements scolaires, qui consiste, dès le plus jeune âge des élèves, à refuser les cours de musique, de natation, l’enseignement de faits historiques capitaux (Shoah, génocide arménien, histoire religieuse), la théorie de l’évolution, l’éducation sexuelle, etc. Pour les salafistes, le refus de l’école laïque n’est pas une coquetterie : Boko Haram ( « livre interdit » ) dit tout haut ce qu’ils pensent. Pour eux, le Coran est le seul livre légitime, surtout s’il est enseigné en arabe sans nécessité de le comprendre – Allah n’a pas à être compris à leurs yeux – ; au Sahel et en Afghanistan, des centaines d’écoles sont détruites ou boycottées ; en Tunisie, le pouvoir islamiste (tombé le 25 juillet 2021) a déscolarisé 1 million d’enfants en dix ans, rendus à l’analphabétisme et à l’exploitation économique.

(…) Dans les académies de Créteil et de Versailles, constatons que des milliers de professeurs manquent à l’appel dans les REP (ex-ZEP) : les remplaçants abandonnent, de jeunes professeurs démissionnent, laissant place à des non-diplômés issus des quartiers faisant fonction d’enseignants, vulnérables aux pressions d’idéologues locaux, voire soumis à ceux-ci. Le cas Lemaire a dévoilé la stratégie qui consiste à faire fuir les républicains. Fin juin, l’État a cru calmer les tensions en signant une convention d’enseignement de l’arabe avec Alger, pays dans lequel les cours d’arabe sont en réalité très souvent des cours d’islamisation. Enseigner l’arabe à des élèves berbérophones ou darijaphones (langue du Maghreb) en famille est une prise de pouvoir. L’apprentissage du français et de l’anglais dans nos classes est déjà souvent en échec, ce qui ne laisse aucune chance à l’arabe, langue difficile que les étudiants du Maghreb eux-mêmes maîtrisent mal après quinze ans d’études. Le recrutement de professeurs mal payés, peu soutenus, non titulaires et de bas niveau, alliés à l’absentéisme d’élèves et à la colère des parents aboutissent chez certains élèves à une sous-culture de 1 000 mots, ce qui correspond à l’objectif tacite d’ignorance chez les idéologues salafistes.

Au regard de ces maux, le soulagement éprouvé par les Français et leurs dirigeants devant la disparition des grands attentats n’est pas dépourvu de lâcheté. On ne tue pas sans objectifs précis des centaines de personnes avec la quasi-certitude de mourir dans ces attentats. En près de huit ans, la France a beaucoup changé, et le seuil de tolérance à l’inacceptable monte un peu plus chaque année. Les études d’opinion indiquent que nombre de jeunes Français acceptent étrangement cette situation, tandis que nos gouvernants regardent ailleurs. Mais il est des combats jamais assouvis.

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