Suite aux propos de Gérald Darmanin annonçant qu’il souhaitait expulser tout étranger reconnu couple d’un acte grave, nos confrères du Figarovox ont interrogé Laurent Lemasson – professeur en droit public – sur la faisabilité réelle d’une telle politique. Il explique que ce que dit désirer le ministre de l’Intérieur n’est possible qu’au prix de changements très importants. Extraits :

Ces mesures pourraient-elles être empêchées par d’autres instances comme la CEDH ou le Conseil constitutionnel ?

La réponse est clairement oui. Le Conseil constitutionnel ou la CEDH pourraient notamment estimer que les mesures que Gérald Darmanin semble avoir en vue portent une atteinte excessive au «droit à la vie privée et familiale» des étrangers. La jurisprudence de ces instances est aujourd’hui essentiellement arbitraire, et donc imprévisible dans ses particularités, mais le sens général de celle-ci est très clair: aussi bien le Conseil constitutionnel que la CEDH considèrent implicitement que tout individu possède un droit subjectif à être admis dans le pays de son choix, droit opposable au gouvernement de ce pays et dont il n’est possible de le priver que pour des motifs graves et au terme d’un procès équitable.

Par conséquent, elles se montrent en général très sourcilleuses vis-à-vis de toutes les mesures destinées à éloigner un étranger contre son gré et les enserrent dans d’innombrables contraintes qui réduisent drastiquement leur efficacité. La dizaine de catégories d’étrangers protégés énumérée par le Ceseda, par exemple, est en grande partie une conséquence des engagements internationaux de la France et du droit européen (au sens large, UE comme CEDH).

Comme l’expliquait très bien la Cour des comptes dans un rapport publié en 2020, il existe un «malentendu vis-à-vis de la “maîtrise” de l’immigration»: celle-ci procède très largement de «droits individuels protégés», c’est-à-dire de droits qui ne peuvent pas être remis en cause par le législateur. La France a, à toutes fins utiles, perdu la maîtrise des instruments juridiques nécessaires pour réguler l’immigration sur son territoire. Cela vaut pour les entrées comme pour les sorties.

(…)

Il est impossible de détailler ici tout ce qui devrait être changé, mais il est possible d’indiquer quel devrait être le principe directeur d’une réforme réellement efficace : l’immigration doit sortir des mains des juges pour retourner entre les mains du législateur et la délivrance, ou le retrait, d’un titre de séjour ne doit plus être la conséquence de «droits individuels protégés», comme le dit la Cour des comptes, mais simplement redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, une faveur accordée librement par la France à qui elle le souhaite. Cela signifie déjudiciariser l’octroi et le retrait des titres de séjour, aussi bien que les procédures d’éloignement forcé. Aujourd’hui la multiplicité des recours possibles et la complexité des procédures réduisent bien souvent à néant les efforts de l’administration pour faire quitter le territoire à un étranger. Mais, si le séjour en France est une faveur, et non un droit, il n’existe aucune bonne raison pour que les tribunaux – ou des instances parajudiciaires comme la Comex (Commission d’expulsion) – interviennent dans l’immense majorité des cas.

Cela signifiera aussi se confronter au Conseil constitutionnel et remettre en question un certain nombre de nos engagements internationaux, à commencer par celui qui nous lie à la Cour européenne des droits de l’homme. Cela signifiera enfin faire pression sur les pays qui mettent de la mauvaise volonté à reprendre leurs ressortissants. Les instruments pour cela existent, notamment l’aide au développement et l’octroi des visas, mais il faudra accepter d’instaurer un certain rapport de force avec les pays récalcitrants.

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