Ceux qui vitupèrent sont nombreux – plus probablement que ceux qui acclament. Leurs voix s’entendent, certes, mais sont-elles entendues ? Changent-elles quoi que ce soit ? Partout, les pouvoirs semblent les regarder avec dédain, en murmurant : « Opposez-vous ! Ça ne sert à rien… »

Peu de gens étaient heureux dans le monde soviétique. Peu sentaient un quelconque attrait pour ces régimes qui se vantaient d’avoir et la volonté et les capacités de faire descendre le paradis sur la terre. Il avait été question d’un Monde nouveau où régnerait l’éternelle félicité, mais des foules immenses s’étaient trouvées obligées de ramper dans un accablement dont nul n’était en mesure d’entrevoir la fin.

Quelques-uns, alors que la parole était dangereuse, ont dit et ont écrit que dans l’Éden imposé il faisait sombre et qu’il était à peine possible d’y survivre. Les témoignages et les protestations, censés attirer l’attention d’un Occident prêt aux plus lamentables concessions, ne produisirent, somme toute, aucun effet. La gauche se montra offusquée ; la droite loua leur intérêt documentaire et leurs qualités littéraires, mais n’en tint aucunement compte.

De son côté, le grand nombre maugréait entre les dents, tout en feignant la béatitude. Assez vite, l’homme de la rue se persuada que la moquerie pouvait lui servir d’arme. Il pensait faire de la résistance par l’humour. Bien vite, cette prétendue technique s’avéra non seulement un échec politique complet, mais, ce qui est bien plus grave, elle tourna au désastre social. Les plaisanteries, les sarcasmes n’ont en rien ébranlé des pouvoirs installés et maintenus sous la menace des chars. À force de croire aux dons libérateurs de la raillerie et de se réveiller de temps à autre tout aussi peu libres, les sociétés ont perdu lentement leur vigueur et leur aptitude à la vraie résistance.

De nos jours, ici, à l’Ouest, nous sommes dans la même situation.

Des livres ont été écrits en nombre contre ceux qui, ici et là, nous gouvernent. Ils ont été lus avidement et commentés avec enthousiasme, preuve qu’ils répondent à un besoin. La presse non-officielle a publié et publie sans se lasser une quantité impressionnante de chroniques qui disent, toutes, que le monde est mal géré par des personnages tout au plus médiocres, dont les lubies ajoutées à leur manifeste incompétence mènent à une débâcle sans cesse renouvelée.

La masse, comme autrefois à l’Est, rouspète. Elle fait même de l’humour. De temps en temps, elle sort dans la rue, plus ou moins nombreuse, pour faire savoir son mécontentement. Seulement, tout cela ne mène à rien. Elle a fini par comprendre que même ce qui fut jadis son grand pouvoir, le vote, est devenu une formalité ennuyeuse n’assurant que la passation périodique du pouvoir entre des groupes qui finissent par se livrer, indistinctement, à d’identiques divagations nuisibles.

Il faut, certes, noter une différence entre le monde soviétique et le nôtre : on peut écrire, on peut parler, on peut manifester – du moins théoriquement – sans risquer de manière systématique des années de bagne. Là-bas, la censure était une institution d’État, qui avait un nom connu de tous et employait des fonctionnaires publics. Ici, par un intéressant paradoxe, elle n’existe pas, tout en étant très active et virulente ; nul n’est l’employeur de ses têtes pensantes (quoique…), et ses fonctionnaires sont des personnes privées : rédacteurs-en-chef de la presse officielle et vigilants de toute sorte. On ne vous expédie pas en prison pour avoir écrit telle ou telle chose, mais on vous fait subir l’épreuve du tribunal – ce qui montre qu’il est interdit d’aborder certains sujets, donc que la liberté d’opinion est limitée. En somme, l’organisation est différente, mais elle se soumet à des principes semblables.

L’opinion publique, inlassablement mise en avant et utilisée comme justification, est devenue une abstraction, un décor pouvant servir pour n’importe quel spectacle. Lorsque des décisions absurdes ou révoltantes sont prises, on invoque l’opinion publique et, sans dire ouvertement qu’elle est arriérée, on explique qu’il faut la faire évoluer. Sans la consulter, bien sûr, quant à cette douteuse nécessité. Certains ministres, il n’y a pas très longtemps, prétendaient qu’il fallait la rééduquer – rappel des camps soviétiques qui leur semblait probablement opportun. Finalement, ce n’est pas l’opinion publique qui influence ou, encore moins, contrôle les pouvoirs, ce sont les pouvoirs qui tiennent en laisse l’opinion publique et, au besoin, lui inventent des idées et des croyances.

Un autre fait nous différencie de ce qui était, autrefois, critiqué avec véhémence : les dirigeants ont fini par comprendre que le peuple ne peut presque rien contre eux et qu’il n’a aucun moyen de leur faire changer de politique. Ils savent désormais que si le peuple devient pugnace, quelques concessions temporaires suffisent pour le calmer – concessions qui sont, d’ailleurs, presque toujours pécuniaires et très rarement politiques. Il n’y a donc aucune raison d’interdire ce qui ne gêne pas réellement – et, en cela, les gouvernements communistes se sont montrés étonnamment inhabiles.

Toutes les nuances qui paraissent créer une distance salutaire entre le monde qui n’est plus et le nôtre tiennent plutôt du virtuel : visibles, elles demeurent inatteignables. Elles nous donnent la certitude de la liberté, mais cette liberté ne contient presque pas de possibilités et sert surtout à accepter, le plus souvent sans même s’en rendre compte, l’absurdité ou la contrainte. En définitive, et c’est déplorable, nos libertés démocratiques nous sont concédées parce que leur exercice ne constitue aucun vrai embarras pour ceux qui nous gouvernent et ne mène à aucun changement notable dans sa politique. Les pouvoirs ont le monopole de l’entêtement – et les moyens de nous le faire subir.

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