J’entends ici et là, de plus en plus souvent, ces mots qui se veulent rassurants : « Ils ne peuvent pas aller trop loin. On ne les laissera pas. »

« Ils », c’est le pouvoir dans un sens très large, puisqu’il implique aussi bien Paris que toutes les structures auxquelles Paris s’est subordonné au fil des décennies.

« On », c’est beaucoup plus vague. Cela veut, certes, signifier le peuple, mais le peuple est divers dans ses opinions et ses réactions. Le peuple est compliqué.

« On ne les laissera pas » sous-tend l’annonce d’une révolte. Un mouvement uni, puissant, capable de balayer le pouvoir multiforme, pour le remplacer par un autre, plus sage et plus juste.

Malgré ces prophéties menaçantes, la révolte ne s’est pas produite dans les urnes, et ne risque pas de se produire dans la rue.

L’homme accablé par la misère, les obligations, les restrictions pense à sa survie et la met bien au-dessus de toute velléité de révolte. Les dictateurs de toujours ont su cela et en ont profité. Les temps durs fatiguent ; ils n’exaltent pas l’appétit de révolte. Avoir faim et froid achève de vous enfermer dans votre coquille de soumission.

Quant au reste, les absurdités idéologiques qui nous tracassent de plus en plus, ces interdictions qui se multiplient, qui va se révolter contre elles ? La masse avachie devant les émissions de variétés ? Les admirateurs des gestionnaires télévisuels de la pensée ?

Bien entendu, tout le monde rouspète ; certains écrivent même des textes remarquablement critiques, voire violents. Que change tout cela ? Rien. Parce que l’homme opprimé finit par acquérir une tiède quiétude et, s’il lui arrive de blâmer le pouvoir, il est gêné quand d’autres le blâment aussi. Il craint le pire, et l’expérience lui montre que la masse en mouvement peut représenter ce pire. La peur du désordre le ferait même voter contre ses propres opinions – et, ce faisant, il ruinerait consciemment ses intérêts.

Il faut de très grands malheurs pour que l’homme se révolte. Le pouvoir, aussi inepte soit-il, le sait, et cherchera toujours que ces très grands malheurs n’arrivent pas. Par cette espèce d’équilibre déséquilibré la révolte est matée avant même de naître. Mais l’espoir, le rêve d’une possible révolte ne l’embarrasse pas, car les énergies qui lui sont contraires s’y perdent, très utilement pour lui.

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