Claude Bébéar : la France perd son dernier grand capitaine d’industrie

Photo : Ecole polytechnique Université Paris-Saclay / WikiMedia / Creative Commons

Il avait le regard franc, la poignée de main ferme, et ce ton tranquille des hommes qui n’ont plus besoin de prouver qu’ils ont changé le cours des choses. Claude Bébéar s’est éteint à 90 ans, laissant derrière lui l’une des plus spectaculaires épopées économiques de la France moderne : celle d’un petit assureur normand devenu, en une génération, le géant mondial AXA.

Dans un pays où la réussite privée se juge souvent avec suspicion, il incarnait une autre idée du capitalisme — patriotique, conquérant, mais profondément humain. Polytechnicien, catholique, Gascon, enraciné et visionnaire à la fois, Bébéar appartenait à cette lignée d’entrepreneurs qui ont bâti la France des Trente Glorieuses sans renier ni la morale ni le devoir. Il n’était pas un financier abstrait : il était un bâtisseur.


L’histoire retiendra qu’il transforma, dans les années 1970, Les Anciennes Mutuelles de Belbeuf en un empire mondial. En une vingtaine d’années, il fit d’un assureur régional le numéro un de la planète, grâce à une série d’audaces qui portaient sa signature : flair, intuition et absence totale de peur. Le rachat du groupe Drouot, puis celui de la Compagnie du Midi, puis de l’UAP en 1996 : chaque opération fut un combat, souvent un bras de fer à la française, mené avec élégance mais sans pitié.

Car Bébéar n’était pas seulement un gestionnaire : il était un chasseur, au sens noble du terme. Il observait longtemps, visait juste, et ne ratait jamais sa proie. Mais derrière ce sourire gascon se cachait une loyauté sans faille pour ses équipes. Ses collaborateurs l’appelaient “le patron”, dans le sens plein du mot : celui qui protège autant qu’il exige.

Il n’a jamais accepté le cynisme du capitalisme financier anglo-saxon. Pour lui, l’entreprise avait une responsabilité morale et sociale. Il se méfiait des marchés, des spéculateurs, des fonds qui jouent avec les emplois comme avec des jetons. Il disait souvent que « les marchés efficients, c’est du baratin » — et il avait raison. Visionnaire, il avertissait déjà que la déconnexion du capital et du réel mènerait à la crise de confiance que nous vivons aujourd’hui.

Bébéar a aussi formé une génération entière de dirigeants : “la bande à Bébéar”, ces grands fauves du CAC 40 — Arnault, Bolloré, Pébereau, Breton — qui ont façonné la France économique de la fin du XXe siècle. Il les réunissait autour d’une table, d’un bon vin, d’une partie de chasse ou d’un match du XV de France, pour parler non pas de dividendes, mais de destin collectif.

Fondateur de l’Institut Montaigne, il croyait à l’intelligence, à la réflexion et à la responsabilité des élites. Il aimait la France, sincèrement, sans jamais se draper dans un patriotisme de façade. Ses convictions centristes, sa proximité avec Valéry Giscard d’Estaing, son refus des honneurs ministériels disent tout de son tempérament : un homme libre, loyal, mais intransigeant avec la médiocrité.

Dans une époque où les grands patrons se font communicants, Claude Bébéar restera comme le dernier des capitaines, un homme d’action et de silence, plus attentif à la solidité d’une promesse qu’à la volatilité d’un titre en Bourse.

Il a prouvé que l’on pouvait réussir en France sans renier son accent, sa foi ni ses valeurs.
Et c’est sans doute pour cela que son nom restera gravé non seulement dans l’histoire de l’économie, mais dans la mémoire de ceux qui croient encore qu’un chef d’entreprise peut être — aussi — un serviteur du pays.

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