C’est un secret de Polichinelle que la République feint de découvrir à chaque nouveau ministre de l’Intérieur : la France abrite entre 600.000 et 900.000 clandestins. Un ordre de grandeur connu, documenté, reconnu… mais qu’il ne faut surtout pas dire tout haut. Car, dans notre démocratie moderne, le vrai tabou n’est plus la misère, ni la violence, ni même le communautarisme : c’est le déni des chiffres.
Laurent Nunez, nouveau locataire de la place Beauvau, en a fait la douloureuse expérience. Interrogé sur LCI, il bafouille, avance 200.000 à 300.000 sans-papiers, avant de se reprendre deux jours plus tard : « 700.000 ». Puis de justifier sa confusion d’un embarrassant « je ne voulais pas nourrir la polémique ». Autrement dit : le problème n’est pas la réalité, mais le fait d’en parler.
Et pourtant, tout est là, noir sur blanc. L’aide médicale d’État – réservée aux étrangers en situation irrégulière – compte 465.000 bénéficiaires. L’Irdes estime que seuls la moitié des clandestins y ont recours. L’arithmétique, elle, ne ment pas : on tourne autour du million.
Alors pourquoi ce silence obstiné ? Parce que reconnaître l’ampleur du phénomène reviendrait à admettre l’échec absolu de la politique migratoire française depuis quarante ans. Depuis Mitterrand et sa grande régularisation de 1981, chaque ministre de l’Intérieur a joué la même partition : faire mine de découvrir la réalité, promettre des « mesures fortes », et laisser les chiffres exploser.
En 2004, 155.000 étrangers bénéficiaient de l’AME. Vingt ans plus tard, ils sont 465.000. En 1980, on régularisait 130.000 clandestins ; aujourd’hui, c’est 30.000 par an, soit 300.000 sur dix ans. À ce rythme, l’illégalité devient une étape administrative parmi d’autres.
Et pendant que les ministres balbutient, les associations pro-migrants s’activent, les ONG plaident, et la gauche morale s’émeut du « mot » clandestin, jugé trop dur. On ne parle plus d’irréguliers mais de « personnes en situation de fragilité ». Le vocabulaire change, la réalité, elle, reste implacable : jamais la France n’a compté autant d’étrangers en situation illégale.
Le plus inquiétant, c’est que ce phénomène n’est plus perçu comme une anomalie, mais comme une fatalité. On gère, on compense, on finance. L’État se contente d’administrer le désordre. Et Laurent Nunez le dit lui-même : « Je ne veux jamais qu’on donne l’impression que nous sommes les bras ballants ». C’est raté.
Car à force de refuser de nommer les choses, la France s’habitue à sa propre impuissance. Les chiffres sur les clandestins ne sont pas un mystère : ils sont simplement devenus indésirables. Et dans un pays où la vérité dérange, le mensonge devient, lui, une politique publique.