Dans une tribune publiée le 15 avril 2022 par le quotidien Libération, l’historien Benjamin Stora annonce qu’il votera pour Emmanuel Macron au prochain scrutin présidentiel : “C’est pourquoi, sans hésitation, je vote pour Emmanuel Macron le 24 avril 2022. Sans quoi, tout ce travail mémoriel, si essentiel pour les jeunes générations, en particulier celles issues du temps postcolonial, sera perdu” écrit-il.

Benjamin Stora se réfère aux actions entreprises par le président de la république dans le cadre de ce qu’il appelé “la réconciliation mémorielle”. En 2017, peut-être déjà conseillé par Benjamin Stora, Emmanuel Macron avait affirmé, depuis Alger, que la colonisation de l’Algérie avait été “un crime contre l’humanité”. Cela avait soulevé un tel tollé, en particulier parmi ceux que l’on appelle les Pieds-Noirs, les harkis, les militaires et même certains historiens qu’il fit vite machine arrière en expliquant qu’on l’avait mal compris, que ce n’était pas tout à fait ce qu’il voulait dire, que oui, il y avait crimes contre l’humanité mais qu’en même temps…

Depuis, le président de la république a entamé une vaste opération de “réconciliation mémorielle”. Il missionna dans ce but Benjamin Stora, historien spécialiste des questions algériennes. Ce dernier lui remit en janvier 2021 ce que l’on a appelé le « Rapport Stora » en vue d’une « réconciliation mémorielle » entre la France et l’Algérie. On sait quel sort fut réservé par les autorités algériennes à ce rapport. Elles le rejetèrent immédiatement, réclamant pour leur part « la reconnaissance officielle, définitive et globale, par la France, de ses crimes, qualifiés par Macron lui-même de crimes contre l’humanité et des indemnisations équitables ».

Le président Macron s’est alors tourné vers une réconcilation mémorielle non plus avec l’Algérie mais entre différents groupes impliqués dans la guerre d’Algérie : harkis, Pieds-Noirs, soldats du contingent… Emmanuel Macron demanda à nouveau pardon aux harkis et leur promit des sous à venir. Il qualifia de massacre impardonnable la fusillade du 26 mars 1962 qui vit des soldats français tirer contre des manifestants Pieds-Noirs. Il y ajouta, toujours pour les Pieds-Noirs, le 5 juillet 1962 à Oran, au cours duquel, dit-il, “des centaines d’Européens d’Algérie ont été tués, dans l’indifférence de l’armée française”. Enfin, Emmanuel Macron a également rendu hommage à ces 800.000 Français d’Algérie, « déracinés au sein de leur propre patrie », au cours d’un exode qu’il a décrit comme « une page tragique de notre récit national ».

Il fallait également « donner quelque chose » aux Algériens, aux Franco-Algériens. Emmanuel Macron et son historien de service, Benjamin Stora, mirent dans leur corbeille les Algériens tués à Paris le 17 octobre 1961, l’inauguration d’une stèle à Amboise en hommage à l’émir Abdelkader, la pose d’une plaque devant le camp de Thol dans l’Ain, où avaient été emprisonnés, sans jugement, les militants algériens entre 1957 et 1962 ainsi que la reconnaissance de la défénestration de l’avocat Boumendjel par les soldats français en 1957. Il faut y ajouter, suggérée par la commission Pascal Blanchard, la proposition d’attribution de noms de lieux publics à des personnalités issues des colonies et de l’immigration. Parmi celles-ci, on retrouve Messali Hadj proclamé “leader politique et acteur de l’indépendance” algérienne alors que ce dernier fut déclaré traître par les Algériens et ne put retourner en Algérie jusqu’à sa mort en 1974. Il ne fallait surtout pas oublier les communistes. Alors on reconnut la mort sous la torture de Maurice Audin en 1957 ainsi que “l’assassinat des neuf militants français tués au métro Charonne dans une manifestation anti-OAS”. Comme on le voit, il y en eut pour tout le monde. L’espoir était que tous s’en souviennent et glissent, en reconnaissance, le bulletin Macron dans l’urne les 10 et 24 avril 2022.

Plusieurs historiens ont critiqué le “Rapport Stora” comme Sylvie Thénault par exemple. Le plus ferme et le plus lucide fut certainement un autre historien, Olivier Le Cour Grandmaison, qui publia une tribune dont le titre était : Le rapport de Benjamin Store : le conseiller contre l’historien. Olivier Le Cour Grandmaison reprochait à Benjamin Stora d’avoir troqué son costume d’historien contre celui de conseiller, ce qui en faisait un obligé de son commanditaire. Il lui demandait de penser à la réflexion d’un auteur anonyme de la Renaissance à ce sujet : “On ne conseille pas les grands et les princes impunément. La liberté, la morale et la vérité en sont toujours les premières victimes. Tu crois guider leurs pensées et leurs pas. Fol est ton orgueil. Si tu as leur oreille, c’est qu’ils ont subjugué ta plume. Souviens-toi !“. Olivier Le Cour Grandmaison ajoutait à propos des visées électoralistes d’Emmanuel Macron : “On ne fera pas l’injure à Benjamin Stora de penser qu’il ignorait ce contexte, ces enjeux et le sens de la mission qu’il a acceptée de remplir”.

Force est de constater qu’Olivier Le Cour Grandmaison avait vu juste. Benjamin Stora a commencé par abandonner son statut d’historien pour se mettre à la solde d’Emmanuel Macron dont il est devenu, aujourd’hui, un des nombreux agents électoraux. Mais même dans ce cadre, Benjamin Stora est contraint à de honteuses contorsions. Il justifie son appel au vote Macron par les réalisations issues de son rapport sur la réconciliation mémorielle. Le lecteur attentif de sa tribune s’aperçoit que parmi les actions qu’il cite toutes celles qui étaient dirigées vers les harkis ou les Pieds-Noirs ont disparu. Aucune allusion au massacre des harkis et à leur abandon ni à celui des Pieds-Noirs en 1962, ni à la fusillade de mars 1962 ni à l’exode des Pieds-Noirs. Cela ce comprend parfaitement car, en vue du deuxième tour de la présidentielle, il faut aller pêcher les voix de ceux qui ont voté pour Jean-Luc Mélenchon, en premier lieu les Franco-Algériens, qui ont massivement accordé leurs voix au candidat « insoumis ». Il ne faut surtout pas risquer de les fâcher en mettant en exergue les souffrances des Pieds-Noirs ou des harkis. La manoeuvre est tellement grossière qu’on en a honte pour son auteur Benjamin Stora.

Les historiens, comme tout citoyen, sont libres de leurs choix dans la vie. Ils doivent cependant, pour protéger leur liberté dans la recherche, l’analyse et l’écriture, demeurer indépendants des pouvoirs politiques ou administratifs. Ils ne peuvent accepter d’écrire dans le sens demandé par les autorités en place quelles que soient ces autorités, quelle que soit la période et quel que soit le sujet. Ils y perdraient leur crédibilité et leur honneur. Un historien ne peut et ne doit être ni un « fou du roi » ni un « David de Napoléon » ni un « scribe du pharaon ».

Jusqu’où ira la dérive de Benjamin Stora, l’historien devenu agent électoral d’Emmanuel Macron ? Lui demandera-t-on un jour de coller des affiches comme il savait si bien le faire lorsqu’il était un jeune et ardent militant trotskyste?

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