Chargé de la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris depuis 2013, Philippe Villeneuve s’est exprimé en détails dans les colonnes du Figaro :

[…] Le 15 avril au soir, une partie de moi s’est effondrée, en même temps que les murs de la cathédrale. Le jour de l’incendie, je suis mort. Un autre a pris le dessus. Ma vie entière n’avait été qu’une sorte de préparation à œuvrer, un jour, sur la cathédrale. Ce monument m’a constitué et me constitue encore. C’est lui qui m’avait donné envie d’être architecte. Tout, depuis, paraît dérisoire. Ma seule raison d’être est de remettre l’édifice dans l’état où il était il y a sept semaines. Je parle peu, car je bosse. Dehors, énormément de bêtises sont proférées. J’évite d’écouter les commentaires, je ne me pose pas de questions sauf celle de savoir comment survivre à cette souffrance abominable. À certains moments, je suis au bord des larmes. Mais la cathédrale vaut mieux que cela, et il faut se montrer à sa hauteur.

Nous sommes dans la «base vie» du chantier, et des dizaines de personnes s’affairent autour de nous. Où en sont les travaux?

En sept semaines, un travail ahurissant a déjà été fait. Il y a eu, de la part des entreprises, un élan incroyable, une volonté de se retrousser les manches. Dès le lendemain, elles étaient là, dans les deux jours les grues sont arrivées. D’un jour à l’autre, une fourmilière s’est installée. Le bâchage a été fait en trois jours! Aujourd’hui, environ 150 personnes travaillent sur la restauration de la cathédrale. Il y a des interventions partout, y compris de dépollution. Pour l’instant, il y a essentiellement des entreprises de travaux lourds, des échafaudeurs, des maçons, des entreprises de déblaiement, d’installation de chantier. Il y a aussi des cordistes: on a besoin de ces «petits écureuils» qui se faufilent partout. Ce sont eux qui ont posé les bâches, eux qui ont lancé un filet au-dessus du transept et interviennent dans les endroits inaccessibles. Ce chantier, tout comme la cathédrale, est hors normes, extra-ordinaire. Quand je vois la lumière entrer par les voûtes détruites, je me dis que les bâtisseurs du XIIe siècle ont déjà vu cela. Nous avons tous l’impression d’avoir remonté les siècles. Nous avons, en quelque sorte, retrouvé l’esprit de compagnonnage de l’époque, avec le même élan et la même complicité entre tous les corps de métiers. C’est un honneur pour tout le monde d’œuvrer sur la restauration de Notre-Dame de Paris.

Combien de temps faudra-t-il pour sécuriser bâtiment?

Je ne sais pas. Nous sommes dans la phase urgence impérieuse. Aujourd’hui, on ne peut absolument pas garantir que le monument va tenir debout. Jusqu’à présent, nous avons eu de la chance, car il est stable. Mais la voûte pourrait très bien s’effondrer la semaine prochaine.

Il ne se passe pas un jour sans qu’un article n’expose les raisons de l’incendie. Vous devez bien avoir votre avis, tout de même!

Une enquête est en cours et tous les jours des gravats disparaissent afin d’être étudiés par la police. Tout ce que je peux dire, c’est que le jour de l’incendie, et contrairement à ce qui est affirmé, il n’y avait pas de «point chaud» sur le chantier. Il n’y avait qu’une entreprise d’échafaudage. Le reste n’est que conjecture. Je ne vais pas commettre l’erreur abjecte de désigner des coupables, avec des conséquences humaines graves que cela pourrait avoir ensuite. Et je ne pardonnerai jamais à ceux qui ont dit que, «par décence», j’aurais dû démissionner le lendemain de l’incendie. C’est de la diffamation. On ne sait rien aujourd’hui, c’est tout ce que je sais.

Reconstruire en cinq ans, comme le souhaite Emmanuel Macron, est-ce possible?

Le 15 avril, on a perdu la charpente, une couverture, une flèche et 20% des voûtes hautes. Les vitraux, le mobilier, le trésor et l’orgue sont intacts. Cela aurait pu être bien pire et, en un sens, les dégâts ont été circonscrits. Donc, si on travaille avec méthode, si on ne se perd dans des doutes, c’est tout à fait faisable de redresser Notre-Dame en cinq ans. Mais au-delà, il faudra continuer à restaurer le reste de la cathédrale, dont la sacristie, le chevet, les transepts nord et sud ou les roses. Nous avions démarré un plan de travaux avant l’incendie, qui devait se dérouler pendant au moins dix ans. Une dynamique de travaux est en train de se lancer, elle se poursuivra bien au-delà des cinq ans.

L’article 9 du projet de loi pour la reconstruction de Notre-Dame prévoit la possibilité de déroger aux Codes du patrimoine, de l’urbanisme ou de l’environnement, afin d’accélérer les délais. Comment l’homme de l’art que vous êtes peut-il accepter cela?

Pour l’instant, le chantier sort de la norme et le contexte d’urgence impérieuse dans lequel il se trouve autorise un régime légal particulier. Il a fallu par exemple réquisitionner des entreprises pour pouvoir avancer le plus vite possible. Cet état d’urgence va durer longtemps, à mon avis. Certains travaux seront longs et difficiles, et on ne peut pas penser qu’on doive tout arrêter pour écrire des cahiers des charges ou pour consulter les entreprises… Certaines dispositions pourraient s’avérer bloquantes pour le chantier, du moins au départ. Ensuite, on verra.

Il y a un lien quasi charnel entre le monument et vous. Je ne vous sens pas prêt à voir s’ériger une nouvelle flèche en verre…

Depuis l’incendie, on a pris conscience que la flèche de la cathédrale datait du XIXe siècle. Qui, parmi les 13 millions visiteurs annuels, le savait? La grande force du chef-d’œuvre d’Eugène Viollet-le-Duc, c’est qu’il n’était pas datable. Il s’intégrait à un chef-d’œuvre médiéval du XIIIe siècle. C’est cela qu’il faut retrouver. Lorsque Viollet-le-duc a refait une flèche, il ne possédait que trois gravures sommaires sur l’ancienne, qui avait disparu. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Son œuvre est très bien documentée, nous avons tous les relevés. On ne part pas de rien. Nous sommes par ailleurs tenus par la Charte de Venise, qui impose que l’on restaure les monuments historiques dans le dernier état connu. Pour moi, non seulement il faut refaire une flèche, mais il faut la refaire à l’identique, afin justement qu’elle ne soit pas datable. Regardez celle de la cathédrale de Cologne, en Allemagne: c’est une verrue 1950 sur un bâtiment ancien. Mais ce n’est pas moi qui vais décider. Le gouvernement veut lancer un concours international. Déjà, on voit fleurir des dizaines de projets d’architectes… Je vais dire ce que j’ai à dire et, ensuite, le gouvernement tranchera.

Et pour la charpente? Il faut du béton? Du bois?

Tout le monde a son avis sur ce qu’il faudrait faire pour cette charpente. Mais il faudrait laisser parler ceux qui savent. Retour à l’humilité! Comparer Chartres ou Reims à Notre-Dame de Paris n’a par exemple aucun sens, tant la structure des bâtiments est différente. Ici, pour la charpente, structurellement, il faudrait un matériau lourd, qui permette au monument de tenir debout. Si nous décidons de refaire une charpente en bois, à l’identique, nous serons prêts. Il y a le bois, la technique et les compétences disponibles. Nous avons, en France, des atouts patrimoniaux immenses. Cette charpente peut fédérer les énergies, donner un élan pour les compagnons et les apprentis. Elle pourrait susciter désirs et vocations. […]

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