Martin Gurri, ancien analyste de la CIA – l’un des rares qui avait prédit les Gilets Jaunes – a répondu à quelques questions de nos confrères d’Atlantico à propos de la situation dans laquelle se trouve la France suite à la dissolution surprise de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron. Extraits :

Martin Gurri : La politique française depuis la Révolution a une tendance à sombrer dans le chaos. La Ve République a été conçue pour dissimuler ce chaos derrière une présidence monarchique. Il s’agissait d’une initiative structurelle brillante qui a réussi pendant 60 ans.

Mais le monde a changé – et les élites qui contrôlent les institutions semblent n’avoir absolument aucune idée du nouveau monde dans lequel elles évoluent désormais. (…) L’information circule plus vite qu’ils ne peuvent la gérer, et une grande partie est produite d’en bas, par des gens ordinaires qui ne sont pas investis dans les structures de pouvoir permanentes. (…)

Les vieilles institutions et les anciens protagonistes politiques sont visiblement balayés.

Le chaos a toujours été là, mais il est désormais manifeste et incontournable. (…)

Politiquement, Emmanuel Macron a toujours été un agent du chaos et une élite extrémiste dans son exercice du pouvoir à la manière d’un De Gaulle ou d’un Roi Soleil réincarnés. Selon lui, il ne dépend pas d’alliés politiques. Il est seul. La convocation soudaine d’élections pour légitimer son gouvernement était une démarche empruntée au manuel de jeu de De Gaulle. La question est de savoir si l’élection ressemblera à celle de 1968, remportée haut la main par les gaullistes, ou au référendum de 1969 qui mit fin à la carrière politique de Charles De Gaulle. Si le RN remporte un nombre prépondérant de sièges au Parlement, je m’attendrais à ce que Macron, se faisant toujours passer pour De Gaulle, démissionne – ouvrant ainsi les portes grandes ouvertes à une présidence Le Pen.

Chaque personnalité publique est un mélange instable de cause et d’effet. Macron n’aurait pas pu être élu président à 39 ans au siècle dernier. Son ascension est un symptôme de la faiblesse structurelle de la Ve République. Mais il aurait pu prendre des mesures pour restaurer la confiance du public dans le gouvernement – au lieu de cela, il a aggravé la faiblesse de la démocratie et plongé le pays dans un abîme d’incertitude et d’incohérence.

(…)

Dès le premier jour, le RN au pouvoir peut s’attendre à des manifestations de rue importantes et souvent violentes, à des grèves syndicales qui paralysent les transports et les commerces, et à un barrage incessant d’articles dans les médias rejetant la légitimité du gouvernement et accusant Le Pen et son électorat de fascisme, de racisme et d’avoir provoqué la destruction de la démocratie. Chaque échec du RN sera amplifié et moqué, chaque succès sera présenté comme une étape vers la dictature. Il s’agit d’un environnement difficile pour tenter un changement politique radical. Un analyste prudent parierait sur l’échec.

Le RN veut réduire le flux d’immigration. C’est controversé et difficile à réaliser. De l’autre côté de la Manche, en Grande-Bretagne, le parti conservateur s’est engagé à contrôler l’immigration et n’y est absolument pas parvenu. Les conservateurs sont sur le point de se joindre à la liste croissante d’anciens partis célèbres poussés à l’extinction par cette question.

Marine Le Pen espère probablement réaffecter l’argent des élites urbaines et les fonds attribués aux banlieues vers les classes moyennes en difficulté dans la périphérie française. Une partie de cela peut être accomplie en réduisant la fiscalité et la réglementation sur les combustibles fossiles – mais cela déclenchera une nouvelle révolte des élites, alors que les Verts proclament une apocalypse écologique. Autrement, rien de ce que Le Pen a proposé ne permettra de guérir l’économie française en difficulté. Les usines non compétitives ne peuvent tout simplement pas être sauvées par décret et par la création monétaire (…)

Le dérèglement de l’extrême gauche est dû en partie à son manque de substance. (…) Il ne reste plus qu’une haine suprême à l’égard de la civilisation occidentale et une croyance sincère, presque religieuse, selon laquelle elle devrait être réduite en miettes.

L’alliance avec les fondamentalistes islamistes est la preuve du dérèglement idéologique de la gauche – mais aussi de sa pulsion nihiliste. Les deux parties s’accordent sur un seul principe : la société démocratique, telle qu’elle existe aujourd’hui, doit être détruite. Contrairement à la gauche, les islamistes savent ce qu’ils souhaitent mettre à la place – quelque chose comme le règne du Hamas à Gaza, des talibans en Afghanistan ou du califat islamique en Syrie. La démocratie sera bien sûr éteinte. Les Juifs seront persécutés et exterminés – tout comme les marxistes laïcs de gauche, dont le nihilisme, bien compris, semble impossible à distinguer d’une menace de mort.

Il est vrai que les marxistes et les trotskistes français sont particulièrement destructeurs, mais l’étrange besoin d’embrasser son propre bourreau se retrouve également aux États-Unis. Ici, les groupes homosexuels et transsexuels ont été les plus ardents défenseurs du Hamas, qui considère ces pratiques comme un crime capital.

(…) Si vous rejetez le marxisme, le marxisme-léninisme, l’islamisme et l’autocratie à la Poutine – dont aucun n’est susceptible de conquérir la France – vous vous retrouvez avec une forme de démocratie. La question est alors de savoir quel style de démocratie les Français choisiront. La présidence jupitérienne a été discréditée. Être parachuté au gouvernement depuis les grandes écoles n’est plus une voie obligatoire pour les hommes politiques ambitieux. (…)

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