Mathieu Detchessahar, agrégé des universités, est interrogé dans Permanences sur la nation. Extraits :

Quand on essaie de penser la nation à partir de la philosophie politique chrétienne, c’est presque une gageure. En effet, la pensée de l’Église catholique est marquée par l’universalisme, poursuivant une vocation d’unité du genre humain. Tous les hommes sont également appelés à faire partie de cette grande communauté des nations.

Cependant, il ne faut pas céder à la tentation d’opposer l’unité des chrétiens aux particularités des nations, des cultures et des peuples. L’appel de l’Église ne se fait pas à l’égard de purs esprits désincarnés.

Au contraire, l’Église s’adresse à des personnes concrètes qui sont nées au sein d’un territoire et d’une culture. La Bonne Nouvelle du Christ ne prétend pas annuler les nations mais passer par elles. Jésus appelait d’ailleurs à évangéliser les nations et non pas simplement les hommes.

L’Église prend donc en compte le passé culturel de la personne, ses traditions et ses héritages. Lors de la Pentecôte, l’Esprit-Saint s’adresse à chacun dans sa langue maternelle, c’est une manière de parler à toutes les nations, en tenant compte des héritages et des cultures. L’universalisme de la parole du Christ se propage par acculturation, par intégration au sein des héritages particuliers.

Cette idée est-elle développée dans le corpus de la doctrine sociale de l’Eglise ?

Oui, cette vision de l’Église est présente dès les évangiles mais également dans les textes plus récents du magistère
social. Le pape Paul VI, dans son exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi, écrit :

« La construction du Royaume ne peut pas ne pas emprunter les chemins des cultures humaines et des cultures nationales, parce que l’Église deviendrait une abstraction si elle ne prenait pas corps au sein des Églises particulières. »

Le catholicisme élabore ainsi une anthropologie réaliste, loin de tout universalisme naïf. Il détermine ses principes à partir de la constatation des conditions de vie réelles des hommes. Jean-Paul II rappelle que le terme « nation » provient du latin nacere, naître. Chaque homme devient pleinement homme lorsqu’il naît au sein d’une culture, d’une terre, de traditions qui vont l’équiper pour construire sa réalité personnelle. L’homme ne se construit pas tout seul : la nation est cet humus sur lequel chacun va être socialisé, éduqué, nourri, soigné, etc.

Lorsque Dieu s’incarne en un vrai homme, il épouse toute la condition humaine : Jésus n’est pas un apatride, il est profondément un juif qui se conforme, durant son parcours terrestre, à l’appareil culturel et aux mœurs du peuple juif. Jésus ne peut prêcher que parce qu’il a une langue et une culture, qui lui permettent de rencontrer ses contemporains dans le pays où il est né, avant d’universaliser son message, lequel sera ensuite porté par des personnes concrètes dans des contextes culturels différents. Les papes successifs ont souligné cette réalité.

Jean-Paul II a particulièrement insisté sur l’importance de la nation et du patriotisme…

Jean-Paul II souligne qu’une nation est, avant d’être une entité politique, un peuple rassemblé par une même culture. La nation, c’est la communauté vivante des héritiers d’un patrimoine commun, qui permet de mener ensemble un projet de bien commun. Dans son ouvrage Mémoire et identité, il ne doute pas du fait que la place du patriotisme se situe au sein même des écrits bibliques, dès le décalogue. Pour lui, l’amour de la patrie est une véritable vertu politique.

Il est bon de reconnaître que nous sommes des héritiers d’un legs qui permet notre vie sociale. Chaque nation bénéficie d’une culture particulière qui humanise.

En 1995, Jean-Paul II déclare, à la tribune des Nations-Unies, qu’il faut militer pour un véritable droit des nations. Il affirme qu’il faudrait proclamer, en complément de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, un droit fondamental des nations à la continuité historique, ce qui implique trois droits : celui de garder sa propre culture, celui de mener sa vie selon ses propres traditions, et celui de donner une éducation appropriée aux jeunes générations.

Si Jean-Paul Il affirme sa peur de voir à nouveau monter des nationalismes fanatiques, il s’inquiète aussi, et peut-être plus encore, de la mondialisation qui peut mener à une forme d’arasement des peuples et conduire à une uniformisation du monde.