Décès de Frank Gehry : le génie pour les uns, la défiguration pour les autres

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La presse « officielle » titre sur « l’architecte qui tordait les lignes ». Le ton est lyrique, ému, presque religieux. Frank Gehry est mort à 96 ans, entouré d’éloges, de superlatifs et de citations de PDG en extase devant ses prouesses techniques. On parle de « nuage de verre », de « vaisseau de lumière », de « génie de la transparence ». Mais derrière ces images, il reste quelque chose de beaucoup moins poétique : des villes transformées en parcs d’attractions pour milliardaires, des quartiers historiques écrasés par des vaisseaux posés là comme des ovnis, des habitants condamnés à vivre dans un décor qui ne leur ressemble plus.

Fondations, musées, tours : la religion du geste spectaculaire

Bilbao, Arles, Paris, Abu Dhabi : partout, le même scénario. On convoque Frank Gehry comme on fait venir une rock star. Il posera un « geste » architectural. Peu importe le tissu urbain, les rues existantes, la mémoire des lieux : le bâtiment doit se voir depuis les drones et les magazines de luxe. Le Guggenheim de Bilbao a ainsi servi de modèle à tous les apprentis sorciers de l’urbanisme : si l’on déverse assez d’argent et de tôle pliée sur un quartier, les touristes suivront.


La Fondation Louis Vuitton, célébrée comme son testament, illustre parfaitement ce culte du spectaculaire. Douze voiles de verre, des centaines de brevets techniques, des budgets délirants… On admire l’exploit d’ingénierie, mais qui ose encore demander si cette coque de yacht échoué au bord du bois de Boulogne s’inscrit vraiment dans l’histoire de Paris ? La réponse est non : elle s’y pose, elle s’y impose, elle s’y exhibe.

L’architecture n’est plus l’art d’habiter un lieu, mais celui de signer une pièce montée en 3D pour le portfolio d’un « starchitecte ».

Quand l’architecte devient plus important que la ville

Cette dérive ne concerne pas Gehry seul, évidemment. Mais il en est l’icône : celui qui assume d’« éprouver les limites du possible », quitte à ce que les autres gèrent les conséquences, techniques et humaines. Le bâtiment devient un manifeste permanent. Le passant, lui, n’est plus qu’un figurant dans le décor.

On le voit bien dans ces musées aux formes cabossées, froissées, torsadées : tout tourne autour du choc visuel. L’intérieur doit offrir des perspectives « inédites », des escaliers théâtralisés, des parois qui se croisent dans tous les sens. L’objectif n’est pas que le visiteur se sente bien, mais qu’il se sente petit. Écrasé par la « vision » d’un homme qui a décidé de tordre l’espace pour montrer qu’il le pouvait.

En architecture classique, le bâtiment se mettait au service de la ville. Dans cette modernité-là, c’est l’inverse : la ville se soumet au caprice de l’architecte.

Une presse fascinée, des habitants dépossédés

Le décès de Frank Gehry le montre : les médias généralistes sont fascinés. On aligne les références – Pritzker, Biennale de Venise, commandes de milliardaires, fondations prestigieuses – comme on récite un chapelet. Il serait presque indécent de rappeler que beaucoup de ces réalisations ont été contestées par ceux qui vivent à côté.

Les habitants, eux, ne sont jamais invités à juger. Ils devraient se contenter des retombées touristiques, se réjouir d’habiter près d’un « chef-d’œuvre » mondial, même si ce chef-d’œuvre les prive de lumière, bloque les perspectives ou jure avec le quartier. S’ils osent critiquer, on les traite de nostalgiques, de réactionnaires, d’ennemis du progrès.

Pourtant, ce que ces voix populaires expriment, c’est une évidence : la ville n’est pas un musée d’expérimentations, c’est un lieu de vie. Ce que l’on construit aujourd’hui restera sous leurs fenêtres pendant cinquante, cent ans. Ce qui amuse un jury international peut pourrir l’existence de plusieurs générations.

L’enfer des villes sans mémoire

On nous répète que Gehry a « libéré l’architecture de ses canons classiques ». Belle formule pour dire qu’on a brisé les repères. Vidée de ses lignes ordonnées, la ville devient un patchwork où tout entre en collision : cube « minimaliste » à côté d’une église, tour cabossée devant un alignement haussmannien, musée tordu dominant un quartier ancien.

À force de célébrer la rupture, on a fabriqué un enfer très concret : celui des villes sans mémoire. Des lieux où il devient impossible de sentir une continuité, un style, une ambiance. Les bâtiments ne dialoguent plus : ils crient chacun de leur côté. On ne construit plus une ville, on empile des « statements ».

Il doit y avoir une place spéciale en enfer pour ceux qui ont détruit cette harmonie patiemment bâtie par des siècles d’architectes anonymes, au profit de quelques signatures surpayées.

La vraie modernité : réparer ce qui a été brisé

Frank Gehry est mort. Un homme meurt, et cela appelle le silence. Mais une époque aussi arrive à son tournant. Le chœur des louanges ne doit pas nous empêcher de poser la question qui fâche : voulons-nous continuer longtemps à couvrir l’Europe de vaisseaux spectaculaires, ou est-il temps de retrouver l’art de bâtir pour les habitants, et non pour les catalogues de prix internationaux ?

La vraie modernité pourrait bien consister à réparer ce que cette génération a brisé : recoudre les quartiers, redonner de la modestie aux volumes, respecter les alignements, les hauteurs, les matériaux. Bref, réapprendre à construire des maisons, des rues, des places, plutôt que des monuments autoproclamés.

Frank Gehry quitte ce monde auréolé de gloire médiatique. Ses œuvres seront étudiées, photographiées, sanctifiées par les écoles d’architecture. Mais un jour, le jugement ne viendra plus des jurys, et encore moins des services culturels des grandes firmes. Il viendra des habitants, de leur fatigue devant ces formes en perpétuel déséquilibre, de leur désir d’une beauté tranquille.

Ce jour-là, si l’enfer a un étage réservé aux vandalismes esthétiques, beaucoup d’architectes « modernes » risquent de s’y croiser en se reconnaissant. Et ils auront beau chercher une sortie spectaculaire, celle-ci ne sera pas dessinée sur leurs plans.

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La lettre patriote